lundi 16 mars 2015

Parole d’Azwaw : « Mokrani était le meilleur d’entre nous ! »

Quand je suis passé voir Azwaw Mammeri, je le trouvais bien réveillé, en forme. Mais il fumait et toussait, comme d’habitude. Les yeux rayonnant de malice bonté (comment le dire autrement ?....) Avec à portée de sa main une grande tasse de café bien épais préparé dans une casserole. A ses pieds son chat ; au pied de la table de cuisine (cette table où Azwaw aime travailler), - et le chat attendant sa pâtée de thon en boite journalière …
Nous nous sommes mis immédiatement à parler d’Abdelouahab Mokrani, comme si nous nous étions spécialement téléphoné pour ça…


…D’abord imagine, dit Azwaw, qu’ « Algérie actualités » était à l’époque le seul journal un peu libéral. Il y avait dedans Tahar Djaout, Abdelkrim Djaad, Arezki Larbi comme caricaturiste, Fatiha Bisker, Malika Abdelaziz, Kheiredine Ameyar qui sera ensuite directeur de « La Tribune » et d’autres … Il y avait « Algérie actualités » et « Révaf » (Révolution africaine) dans les années 80 surtout. Et c’est dans Révaf, que j’ai lu un article sur Mokrani , en 1989 je crois bien, après octobre 88, dont le titre était « L’enfant terrible d’Alger ». Je lis… C’était extra. Je ne connaissais pas Mokrani. Ca a été ma découverte…


Par la suite il y a eu une exposition à l’EPAU, l’Ecole d’architecture, organisée par un collectif d’étudiants et d’enseignants. Ils avaient invité Mokrani et, en même temps sur le campus Slimane Benaissa jouait sa pièce « Boualem zid el goudam » avec Omar Guendouz ! C’était deux ou trois jours d’activités culturelles organisées par de bons amis de Mokrani : les frères Salem et Cherif Hammouche. C’était beau ! C’était extraordinaire !... C’était la gauche et ce que certains appelaient « les gauchistes », mais quand je les rencontrais c’était un bonheur! Cherif était professeur d’histoire de l’art et quand tu le branchais la dessus il se mettait à raconter cette belle aventure sur deux ou trois siècles. C’était un régal. Et on prenait du thé ! Et lui, pourvu que tu lui offres ce thé là !

La poésie de Mokrani c’est la lumière !

C’est à ce moment là que je découvre la peinture de Mokrani. Nous sommes en 1989… Ce que j’en ai vu, c’était des petits formats. Des visages, faits à l’encre de Chine ; du noir et blanc… Au premier regard, on pouvait avoir l’impression que c’étaient des masques. Des têtes portant des cagoules… Ce n’était pas ça et ce n’était pas sombre. En fait, une demie heure après, quand tu t’habitues avec l’espace, que tu les revois avec un autre regard en prenant le temps, c’était de la lumière !

Je crois que c’est ça qui m’a influencé. Mokrani m’a influencé dans mon travail de peintre. Et ils sont rares les peintres qui m’ont influencé sur la place d’Alger. C’est normal. C’est comme un échange. C’est comme moi qui aurais pu apporter quelque part un quelque chose en allant vers d’autres peintres….

Par la suite, j’ai encore vu ses travaux à la Galerie Isma, de Riad El Feth où il exposait avec les peintres contemporains. Et il y avait une rupture ! Il exposait avec les Malek Saleh, les Hellal, d’autres, toute une génération formée à l’Ecole des beaux-arts d’Alger mais qui étaient partis à l’étranger, y avaient poursuivi leurs études, avaient affronté d’autres courants artistiques et s’en étaient nourris… Quand ils sont revenus on sentait qu’il y avait une rupture avec tout ce qu’ils faisaient avant… Je n’aime pas parler en termes de génération, mais disons que c’était une rupture avec des peintres de la place d’Alger. A l’époque le seul espace de peinture autorisé était le Centre culturel de la wilaya d’Alger. C’était un repère pour les nouvelles expositions… A la galerie Omar Racim c’était comme d’habitude, sous l’égide du FLN… C’était donc le seul bon endroit avec la galerie Isma qui venait d’ouvrir. C’étaient les deux espaces où tu pouvais aller voir des œuvres ding ! A l’époque moi-même je n’avais exposé qu’une fois en hommage au trentième anniversaire de « Nedjma » de Kateb Yacine. C’était mes enseignants qui avaient organisés ça : Kateb Yacine, Mimouni en même temps ! C’était beau ! Kateb avait l’air timide mais, en réalité c’était un « qarnit ! » -un pouple ; comme d’habitude ! La rencontre était animée par Maougal qui était venu avec un nœud papillon !… Je me suis dis : ça y est mon vieux, c’est une révolution dans les mentalités ; pas mal !...

Mokrani et Farid Benyaa, 2006, à la Galerie Benyaa.

Revenons à Mokrani et ceux qui l’ont connu : Les Hammouche. Les Mouzaoui M’Barek, mari de la peintre poétesse Halima, les Sebkhi et Amel Benghezala  dont Farid Benyaa chez qui, avec Mokrani, nous avions fait un récital poétique fin de l’été  2006… C’était ramadhan. Avant le récital on avait été invité au ftour chez Mouzaoui M’Barek. Bonne chorba, des boureks et d’autres plats ; on a été vraiment gâtés. Mais à table impossible de faire parler Abdelouahab Mokrani qui était assis en face de moi. Il mangeait en silence. Alors j’avais monopolisé la parole, pour créer de l’ambiance. Puis, une fois ou deux, il a reçu un coup de fil en plein repas. On a compris que c’était Leila Oussalah qui s’inquiétait pour la prochaine expo. Et là, à l’écoute de cette communication, j’ai eu l’impression qu’il était un grand enfant qui parlait à une maman… «  Oui madame, ne vous en faites pas ; oui. Soyez en sûre (….) Je vous en suis très reconnaissant ». Et moi de m’exclamer : Mais Abdelouahab, ce n’estque Madame Ousalah !.. Il était visiblement content… Après j’ai compris : s’il ne parlait pas c’est qu’il se concentrait sur la poésie qu’il allait déclamer à la Galerie Benyaa… Et quelle poésie ! « Le voyage » de Baudelaire, extrait du livre « Les fleurs du mal »…. L’espace était beau. Avec le travail de préparation d’un Benyaa vraiment très méticuleux. Il y avait dans la salle le traducteur de Benhedougga, de Ouettar et de Wassini : Marcel Bois. Le public était nombreux. Et là, comme je te parle, comme je m’en souviens, comme tout le monde l’a d’ailleurs commenté après: la lecture de Mokrani a été unique, forte et palpitante. Elle a laissé tout le monde suspendu. Mokrani lecteur de Baudelaire ! Mokrani poète.
Après cette performance, je voulais le voir, le féliciter, parler avec lui. Il avait disparu. Une fois accompli ce qu’il avait à faire il s’était retiré, éclipsé discrètement. En gentleman. Bkaou ala kheir et bonne soirée de ramadhan….


La dernière fois que je l’ai vu

La dernière fois, c’est quand nous avons été collectivement honorés par une reconnaissance de l’Etat, en juin 2013. On m’avait dit : vas-y , il y a un très beau chèque au bout de la cérémonie …Celui qui me l’avait dit n’avait pas tort. On nous avait un peu enrichis mais, ce qui m’avait semblé bizarre, c’est que tous ceux qui ont été honorés étaient des peintres malades. Il y avait moi, Azwaw, qui traine encore ma jambe avec les séquelles de l’accident…  Il y avait Azoune; tu te rappelles de Dahmane Azoune à la galerie Omar Racim? Très malade : hémodialysé …  Un grand peintre qu’on n’a pas su mettre en valeur. Il y avait Fatiha Bisker. Et j’ai été peiné quand j’ai vu l’état de Fatiha, moi dont j’avais été amoureux  d’une façon secrète. Pour moi cette femme est une battante ; c’est un monument en tant que journaliste et peintre… On a aussi honoré Louisa Bacha la céramiste, et Abdelouahab Mokrani... J’étais venu avec ma sœur, infirmière comme tu sais,  et Mokrani s’est confié à elle. Mokrani a toujours eu un meilleur rapport avec les femmes. Elle m’a raconté qui lui avait dit qu’il se sentait très faible. Que ce n’était pas ça…. Il s’est confié à ma sœur, à nous walou… Puis il y a eu l’hymne national. Un grand silence. La remise des prix par Khalida Toumi a commencé  en présence de l’ancien premier ministre Smail Hamdani, humble et décontracté…. Et là, tu entends un portable qui se met à sonner… Je me retourne : c’était Mokrani… « Ah je m’excuse j’ai oublié de l’éteindre »…

En même temps que nous, beaucoup d’autres artistes défilaient. On honorait des chanteurs, des musiciens et nous les peintres malades… Puis la ministre a annoncée la parution du statut de l’artiste. Depuis ce jour-là, et ça fait plus de deux ans, je n’ai plus rencontré Mokrani.

Mokrani  dandy d’Alger

… Quand j’ai appris son décès, c’est par un appel de Valentina Ghanem… Le soir même je me suis dis : « c’est une blague !... » Comment est-il possible que Valentina m’annonce une nouvelle aussi triste ?... Et d’ailleurs ce soir là Alger était triste, il pleuvait, il faisait froid. Alger avait perdu son enfant… Je ne voulais pas y croire. Je me suis dis : c’est une blague. Et, le lendemain, je me rappelle que je devais repartir vers les Issers, je t’avais appelé pour confirmer… Parce que la presse n’en avait rien dit. Sur les ondes de la Chaine 3 il n’y avait eu que l’éditeur Lazhari Labter qui était passé et en avait parlé. Puis, ensuite, un petit hommage lui a été rendu par Ameziane Ferhani sur El Watan, quoique Mokrani mérite encore mieux,  beaucoup plus…


Mokrani était un gentleman. C’était un dandy d’Alger. Quand tu le rencontrais, tu ne sentais pas que c’était un peintre, tant il était bien habillé, petit de taille. Il me faisait parfois penser à Toulouse-Lautrec… Et puis en lui, la souffrance tu ne la sentais pas au premier abord. C’est vrai il ne parlait pas, il était poli. Tu ne sentais sa souffrance que quand il pétait les plombs. Et ça je l’ai vu en 2004, je crois, quand on a exposé à la Galerie Top Action chez madame Oussalah. Une grande dame que moi j’appelle Leila O. Elle invitait les peintres qui le méritaient, qui avaient fait leurs preuves : Nedjai, Arezki Larbi, Mokrani, Valentina, Hakker, Bourdine et (rires) …et Azwaw !...

Sincèrement j’ai l’impression qu’il nous a fait une farce Mokrani !... Lui qui avait magistralement fait des peintures d’accompagnement à la poésie d’Amin Khan. Un très beau livre d’art édité par la Galerie Isma en 1989. Un de nos premiers vrais livres d’art…

« Mokrani, c’était le meilleur d’entre nous ! »

Je peux dire qu’il m’a incité à travailler ! J’ai repris les pinceaux… Je voulais lui rendre un hommage ; mais ce n’est pas le bon mot, hommage,  je n’aime pas beaucoup ! Parce que tous les artistes font partie de ma famille ! Les artistes, les poètes. Ils font partie du premier cercle, de la vie de tous les jours.  C’est comme ça que Mokrani m’a incité à faire ces deux peintures …

Par rapport à son exposition que j’avais vue dans le temps à l’EPAU, à l’école d’architecture, et si j’ai bonne mémoire, je crois c’était ce type de travail qu’il faisait ! On voyait des visages ou des masques mais intérieurement on voyait de la lumière qui se dégageait ! Sa lumière. C’était lui-même qui était dans la souffrance, dans la douleur ; c’était un révolté, mais intérieurement, quand on sait la poésie qui l’accompagnait et qu’il a l accompagné : Baudelaire, Amine Khan, on se dit c’était un poète !   
Je ne dirais pas de lui qu’il était dans la douleur ; mais plutôt qu’il était habité par une  souffrance ! Mais malgré ça il portait la lumière ! C’était en lui ! J’ai l’impression, et c’est normal, que c’était Mokrani lui-même qui apparaissait dans ses peintures !

 Contribution hommage d’Azwaw (photo Abderrahmane Djelfaoui)

C’était de la thérapie ! Mais de la thérapie pour tout le monde ! Finalement, l’écriture, la peinture, c’est une thérapie ! Quand on découvre en soi un don, ça nous soulage quelque part ! On s’extériorise ! Et on transmet ça… Mokrani travaillait surtout sur du papier, du Canson, rarement sur de la toile.
Une fois, Mohand Abouda m’avait invité chez lui à Alger et il m’a montré une étrange peinture de Mokrani. C’était  entre 1998 et 2000 ; on se rencontrait à l’époque ! La particularité de cette toile est que l’artiste l’avait peinte recto-verso ! La question était comment faire pour encadrer les deux faces en même temps ! Mohand me dit : « Débrouilles toi… » . C’est comme ça que  j’ai réalisé le montage d’une double vitre, avec deux Mokrani en « un seul », qu’on pouvait faire pivoter et retourner comme on voulait sur le mur… D’autres artistes ont déjà fait ce type d’expérience. Mais chez Mokrani c’était merveilleux.  C’était juste à hauteur d’homme, comme on dit.  Et j’avais ce travail entre les mains. Son travail je le touchais, je le sentais ! 
C’était un petit format de 30cm sur 20cm ! Il faisait des collages et on avait l’impression qu’i n’avait pas besoin d’un grand atelier pour travailler ; une simple table de 50cm x 50cm devait lui suffire ! J’imagine qu’il avait à portée de main ses encres de chine, ses aquarelles, ses petits pinceaux et peut être ses pastels.  Un petit coin lui suffisait pour produire…

Avec un rien il faisait tout ! Alors quand j’ai vu ces collages ! C’étaient des figures humaines, des groupes sur petit format… Je ne sais pas ce que cela aurait donné sur grand format de 80cmx70cm ! Mais ses petits formats se suffisaient à eux-mêmes. Ils étaient forts. En tant que plasticien, il avait sa propre écriture.
 Mokrani -et je persiste et je signe-, Mokrani était le meilleur d’entre nous, parmi nous, malgré sa douleur, malgré sa souffrance et son état psychologique. Ouahab écrivait sa peinture et peignait sa poésie. Sincèrement, sa folie était belle !    


Notes d'Azwaw pour un poème dédié à Abdelouahab Mokrani


 

Entretien réalisé par Abderrahmane Djelfaoui

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