Quand
je suis passé voir Azwaw Mammeri, je le trouvais bien réveillé, en forme. Mais
il fumait et toussait, comme d’habitude. Les yeux rayonnant de malice bonté
(comment le dire autrement ?....) Avec à portée de sa main une grande
tasse de café bien épais préparé dans une casserole. A ses pieds son
chat ; au pied de la table de cuisine (cette table où Azwaw aime
travailler), - et le chat attendant sa pâtée de thon en boite journalière …
Nous
nous sommes mis immédiatement à parler d’Abdelouahab Mokrani, comme si nous
nous étions spécialement téléphoné pour ça…
…D’abord imagine, dit Azwaw, qu’ « Algérie actualités » était
à l’époque le seul journal un peu libéral. Il y avait dedans Tahar Djaout,
Abdelkrim Djaad, Arezki Larbi comme caricaturiste, Fatiha Bisker, Malika
Abdelaziz, Kheiredine Ameyar qui sera ensuite directeur de « La
Tribune » et d’autres … Il y avait « Algérie actualités » et
« Révaf » (Révolution africaine) dans les années 80 surtout. Et c’est
dans Révaf, que j’ai lu un article sur Mokrani , en 1989 je crois bien,
après octobre 88, dont le titre était « L’enfant terrible d’Alger ».
Je lis… C’était extra. Je ne connaissais pas Mokrani. Ca a été ma découverte…
Par la suite il y a eu une exposition à l’EPAU, l’Ecole d’architecture,
organisée par un collectif d’étudiants et d’enseignants. Ils avaient invité
Mokrani et, en même temps sur le campus Slimane Benaissa jouait sa pièce
« Boualem zid el goudam » avec Omar Guendouz ! C’était deux ou
trois jours d’activités culturelles organisées par de bons amis de
Mokrani : les frères Salem et Cherif Hammouche. C’était beau ! C’était
extraordinaire !... C’était la gauche et ce que certains appelaient
« les gauchistes », mais quand je les rencontrais c’était un bonheur!
Cherif était professeur d’histoire de l’art et quand tu le branchais la dessus
il se mettait à raconter cette belle aventure sur deux ou trois siècles.
C’était un régal. Et on prenait du thé ! Et lui, pourvu que tu lui offres
ce thé là !
La poésie de Mokrani c’est la
lumière !
C’est à ce moment là que je découvre la peinture de Mokrani. Nous
sommes en 1989… Ce que j’en ai vu, c’était des petits formats. Des visages,
faits à l’encre de Chine ; du noir et blanc… Au premier regard, on pouvait
avoir l’impression que c’étaient des masques. Des têtes portant des cagoules…
Ce n’était pas ça et ce n’était pas sombre. En fait, une demie heure après,
quand tu t’habitues avec l’espace, que tu les revois avec un autre regard en
prenant le temps, c’était de la lumière !
Je crois que c’est ça qui m’a influencé. Mokrani m’a influencé dans mon
travail de peintre. Et ils sont rares les peintres qui m’ont influencé sur la
place d’Alger. C’est normal. C’est comme un échange. C’est comme moi qui aurais
pu apporter quelque part un quelque chose en allant vers d’autres peintres….
Par la suite, j’ai encore vu ses travaux à la Galerie Isma, de Riad El
Feth où il exposait avec les peintres contemporains. Et il y avait une
rupture ! Il exposait avec les Malek Saleh, les Hellal, d’autres, toute
une génération formée à l’Ecole des beaux-arts d’Alger mais qui étaient partis
à l’étranger, y avaient poursuivi leurs études, avaient affronté d’autres
courants artistiques et s’en étaient nourris… Quand ils sont revenus on sentait
qu’il y avait une rupture avec tout ce qu’ils faisaient avant… Je n’aime pas
parler en termes de génération, mais disons que c’était une rupture avec des
peintres de la place d’Alger. A l’époque le seul espace de peinture autorisé
était le Centre culturel de la wilaya d’Alger. C’était un repère pour les
nouvelles expositions… A la galerie Omar Racim c’était comme d’habitude, sous
l’égide du FLN… C’était donc le seul bon endroit avec la galerie Isma qui
venait d’ouvrir. C’étaient les deux espaces où tu pouvais aller voir des œuvres
ding ! A l’époque moi-même je
n’avais exposé qu’une fois en hommage au trentième anniversaire de « Nedjma » de Kateb Yacine. C’était
mes enseignants qui avaient organisés ça : Kateb Yacine, Mimouni en même
temps ! C’était beau ! Kateb avait l’air timide mais, en réalité
c’était un « qarnit ! »
-un pouple ; comme d’habitude ! La rencontre était animée par
Maougal qui était venu avec un nœud papillon !… Je me suis dis :
ça y est mon vieux, c’est une révolution
dans les mentalités ; pas mal !...
Mokrani et Farid Benyaa, 2006, à la
Galerie Benyaa.
Revenons à Mokrani et ceux qui l’ont connu : Les Hammouche. Les
Mouzaoui M’Barek, mari de la peintre poétesse Halima, les Sebkhi et Amel
Benghezala dont Farid Benyaa chez qui,
avec Mokrani, nous avions fait un récital poétique fin de l’été 2006… C’était ramadhan. Avant le récital on
avait été invité au ftour chez Mouzaoui M’Barek. Bonne chorba, des
boureks et d’autres plats ; on a été vraiment gâtés. Mais à table impossible
de faire parler Abdelouahab Mokrani qui était assis en face de moi. Il mangeait
en silence. Alors j’avais monopolisé la parole, pour créer de l’ambiance. Puis,
une fois ou deux, il a reçu un coup de fil en plein repas. On a compris que c’était
Leila Oussalah qui s’inquiétait pour la prochaine expo. Et là, à l’écoute de
cette communication, j’ai eu l’impression qu’il était un grand enfant qui parlait
à une maman… « Oui madame, ne vous
en faites pas ; oui. Soyez en sûre (….) Je vous en suis très reconnaissant ». Et moi de
m’exclamer : Mais Abdelouahab, ce n’estque Madame Ousalah !.. Il
était visiblement content… Après j’ai compris : s’il ne parlait pas c’est
qu’il se concentrait sur la poésie qu’il allait déclamer à la Galerie Benyaa… Et
quelle poésie ! « Le voyage » de Baudelaire, extrait du livre
« Les fleurs du mal »….
L’espace était beau. Avec le travail de préparation d’un Benyaa vraiment très
méticuleux. Il y avait dans la salle le traducteur de Benhedougga, de Ouettar
et de Wassini : Marcel Bois. Le public était nombreux. Et là, comme je te
parle, comme je m’en souviens, comme tout le monde l’a d’ailleurs commenté après:
la lecture de Mokrani a été unique, forte et palpitante. Elle a laissé tout le
monde suspendu. Mokrani lecteur de Baudelaire ! Mokrani poète.
Après cette performance, je voulais le voir, le féliciter, parler avec
lui. Il avait disparu. Une fois accompli ce qu’il avait à faire il s’était
retiré, éclipsé discrètement. En gentleman. Bkaou
ala kheir et bonne soirée de
ramadhan….
La dernière fois que je l’ai vu
La dernière fois, c’est quand nous avons été collectivement honorés par
une reconnaissance de l’Etat, en juin 2013. On m’avait dit : vas-y , il y a un très beau chèque au bout
de la cérémonie …Celui qui me l’avait dit n’avait pas tort. On nous avait
un peu enrichis mais, ce qui m’avait semblé bizarre, c’est que tous ceux qui
ont été honorés étaient des peintres malades. Il y avait moi, Azwaw, qui traine
encore ma jambe avec les séquelles de l’accident… Il y avait Azoune; tu te rappelles de Dahmane
Azoune à la galerie Omar Racim? Très malade : hémodialysé … Un grand peintre qu’on n’a pas su mettre en
valeur. Il y avait Fatiha Bisker. Et
j’ai été peiné quand j’ai vu l’état de Fatiha, moi dont j’avais été amoureux d’une façon secrète. Pour moi cette femme est
une battante ; c’est un monument en tant que journaliste et peintre… On a aussi
honoré Louisa Bacha la céramiste, et Abdelouahab Mokrani... J’étais venu avec
ma sœur, infirmière comme tu sais, et Mokrani
s’est confié à elle. Mokrani a toujours eu un meilleur rapport avec les femmes.
Elle m’a raconté qui lui avait dit qu’il se sentait très faible. Que ce n’était
pas ça…. Il s’est confié à ma sœur, à nous walou…
Puis il y a eu l’hymne national. Un grand silence. La remise des prix par
Khalida Toumi a commencé en présence de
l’ancien premier ministre Smail Hamdani, humble et décontracté…. Et là, tu
entends un portable qui se met à sonner… Je me retourne : c’était Mokrani…
« Ah je m’excuse j’ai oublié de
l’éteindre »…
En même temps que nous, beaucoup d’autres artistes défilaient. On
honorait des chanteurs, des musiciens et nous les peintres malades… Puis la
ministre a annoncée la parution du statut de l’artiste. Depuis ce jour-là, et
ça fait plus de deux ans, je n’ai plus rencontré Mokrani.
Mokrani dandy d’Alger
… Quand j’ai appris son décès, c’est par un appel de Valentina Ghanem…
Le soir même je me suis dis : « c’est
une blague !... » Comment est-il possible que Valentina m’annonce
une nouvelle aussi triste ?... Et d’ailleurs ce soir là Alger était
triste, il pleuvait, il faisait froid. Alger avait perdu son enfant… Je ne
voulais pas y croire. Je me suis dis : c’est une blague. Et, le lendemain,
je me rappelle que je devais repartir vers les Issers, je t’avais appelé pour
confirmer… Parce que la presse n’en avait rien dit. Sur les ondes de la Chaine
3 il n’y avait eu que l’éditeur Lazhari Labter qui était passé et en avait
parlé. Puis, ensuite, un petit hommage lui a été rendu par Ameziane Ferhani sur
El Watan, quoique Mokrani mérite encore mieux, beaucoup plus…
Mokrani était un gentleman. C’était un dandy d’Alger. Quand tu le
rencontrais, tu ne sentais pas que c’était un peintre, tant il était bien
habillé, petit de taille. Il me faisait parfois penser à Toulouse-Lautrec… Et
puis en lui, la souffrance tu ne la sentais pas au premier abord. C’est vrai il
ne parlait pas, il était poli. Tu ne sentais sa souffrance que quand il pétait
les plombs. Et ça je l’ai vu en 2004, je crois, quand on a exposé à la Galerie
Top Action chez madame Oussalah. Une grande dame que moi j’appelle Leila O.
Elle invitait les peintres qui le méritaient, qui avaient fait leurs
preuves : Nedjai, Arezki Larbi, Mokrani, Valentina, Hakker, Bourdine et
(rires) …et Azwaw !...
Sincèrement j’ai l’impression qu’il nous a fait une farce Mokrani !...
Lui qui avait magistralement fait des peintures d’accompagnement à la poésie
d’Amin Khan. Un très beau livre d’art édité par la Galerie Isma en 1989. Un de
nos premiers vrais livres d’art…
« Mokrani, c’était le
meilleur d’entre nous ! »
Je peux dire qu’il m’a incité à travailler ! J’ai repris les
pinceaux… Je voulais lui rendre un hommage ; mais ce n’est pas le bon mot,
hommage, je n’aime pas beaucoup ! Parce que tous les artistes font
partie de ma famille ! Les artistes, les poètes. Ils font partie du
premier cercle, de la vie de tous les jours.
C’est comme ça que Mokrani m’a incité à faire ces deux peintures …
Par rapport à son exposition que j’avais vue dans le temps à l’EPAU, à
l’école d’architecture, et si j’ai bonne mémoire, je crois c’était ce type de
travail qu’il faisait ! On voyait des visages ou des masques mais
intérieurement on voyait de la lumière qui se dégageait ! Sa lumière.
C’était lui-même qui était dans la souffrance, dans la douleur ; c’était
un révolté, mais intérieurement, quand on sait la poésie qui l’accompagnait et
qu’il a l accompagné : Baudelaire, Amine Khan, on se dit c’était un
poète !
Je ne dirais pas de lui qu’il était dans la douleur ; mais plutôt
qu’il était habité par une
souffrance ! Mais malgré ça il portait la lumière ! C’était en
lui ! J’ai l’impression, et c’est normal, que c’était Mokrani lui-même qui
apparaissait dans ses peintures !
Contribution
hommage d’Azwaw (photo Abderrahmane Djelfaoui)
C’était de la thérapie ! Mais de la thérapie pour tout le
monde ! Finalement, l’écriture, la peinture, c’est une thérapie !
Quand on découvre en soi un don, ça nous soulage quelque part ! On
s’extériorise ! Et on transmet ça… Mokrani travaillait surtout sur du
papier, du Canson, rarement sur de la toile.
Une fois, Mohand Abouda m’avait invité chez lui à Alger et il m’a montré
une étrange peinture de Mokrani. C’était
entre 1998 et 2000 ; on se rencontrait à l’époque ! La
particularité de cette toile est que l’artiste l’avait peinte
recto-verso ! La question était comment faire pour encadrer les deux faces
en même temps ! Mohand me dit : « Débrouilles toi… » . C’est
comme ça que j’ai réalisé le montage d’une double vitre, avec
deux Mokrani en « un seul », qu’on pouvait faire pivoter et retourner
comme on voulait sur le mur… D’autres artistes ont déjà fait ce type
d’expérience. Mais chez Mokrani c’était merveilleux. C’était juste à hauteur d’homme, comme on
dit. Et j’avais ce travail entre les
mains. Son travail je le touchais, je le sentais !
C’était un petit format de 30cm sur 20cm ! Il faisait des collages
et on avait l’impression qu’i n’avait pas besoin d’un grand atelier pour
travailler ; une simple table de 50cm x 50cm devait lui suffire !
J’imagine qu’il avait à portée de main ses encres de chine, ses aquarelles, ses
petits pinceaux et peut être ses pastels.
Un petit coin lui suffisait pour produire…
Avec un rien il faisait tout ! Alors quand j’ai vu ces
collages ! C’étaient des figures humaines, des groupes sur petit format…
Je ne sais pas ce que cela aurait donné sur grand format de 80cmx70cm !
Mais ses petits formats se suffisaient à eux-mêmes. Ils étaient forts. En tant
que plasticien, il avait sa propre écriture.
Mokrani -et je persiste et je signe-, Mokrani était le meilleur
d’entre nous, parmi nous, malgré sa douleur, malgré sa souffrance et son état
psychologique. Ouahab écrivait sa peinture et peignait sa poésie. Sincèrement,
sa folie était belle !
Notes d'Azwaw pour un poème dédié à Abdelouahab Mokrani
Entretien réalisé par
Abderrahmane Djelfaoui
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