mardi 22 avril 2014

Le tatouage argentique



En 2003 paraissait à Alger un  gros ouvrage d’art intitulé : « Algérie Outre Mémoire » signé du photographe Mohand Abouda connu pour également pour ses ouvrages « Axxam » (intérieurs de maisons kabyles- 1985) et un recueil de poèmes « Le Grand Acte » (1994-1998)…. 


« Algérie Outre Mémoire », dédicacé par l’auteur « A la mémoire de la mémoire », se définissait comme un « Essai sur la mémoire du signe de l’image photographique d’après le fonds de Lazhar Mansouri », fonds de plusieurs dizaines d’années du photographe (né en 1935) propriétaire d’un humble studio au village d’Ain Baida, non loin de Sedrata et ce depuis l’âge de 18 ans…


Dans cet important livre de plus de 240 photographies noir et blanc (dont des dizaines de portraits de femmes avec leurs tatouages) et, en appendice de l’essai de Mohand Abouda  et d’une préface de Leila Hamoutène, j’avais écris moi-même une postface dont je livre ici de très large extraits.


(L’essentiel des photos sont extraites du livre publié aux éditions Rubicube d’Alger)






[…]Cette sûreté de brouillard que procurent ces ombres femmes tatouées n’est certainement, pour moi, que l’effet d’une réminiscence lointaine d’enfance quand certains d’entre ces visages de femmes – pas celles-ci bien sûr, mais de toutes semblables par la densité de leur présence et l’innocence discrète de leurs longs cheveux roux ou noirs – venaient aussi à se pencher sur mon berceau ou sur le bras de ma mère me tenant contre elle. 





[…]Un commencement du monde entre Ksar el Boukhari et Oued el Hkoum sur les hauts plateaux du centre de l’Algérie, à M’sila et ses environs à l’orée du désert ou ailleurs encore, plus à l’ouest du pays… J’ai la conviction retrouvée que ce sont les mêmes bons yeux noirs ou clairs qui m’ont ainsi portés, yeux constellés en leur pourtour de fabuleuses traces vives dans la peau, toutes géométriques et bleutées, indélébiles, authentiques et de bonne augure signant le front, les joues et le menton de ces anonymes dames de tous âges et conditions…






Des tatouages qui – sais-je vraiment pourquoi ? - , battent spontanément le rappel en moi d’un poème d’un ami lointain et si proche, Yves Namur, dans le Hainaut, qui en son recueil « Figures du très obscur », écrivait ces vers dont l’enchantement s’applique comme le khôl au pourtour des yeux des femmes pour les grandir :





Ces traces

Qui traversent de part en part

L’âge des pierres,



Ces traces comme autant de points,

Comme autant d’oiseaux

Et de poèmes étoilés,



Ces traces me disent

Ô combien nous est proche encore,

Cette part tant attendue de l’intouchable.





[…] Intouchable au sens sacré, et plus paradoxal du terme encore quand l’enfant d’où je suis, s’éveillant à la vie, touchait des yeux ces visages en sentant la force désirante de ses doigts malhabiles monter en lui pour tâter les perles diaphanes si bellement enfilées en collier aux rivages des cheveux de ces dames…



Dames en gros plan, parmi lesquelles on aura sans doute remarqué que quelques-unes d’entre elles sont ensuite à nouveau photographiées non plus seules dans le studio chawi de Lazhar Mansouri, mais avec une ou plusieurs de leurs enfants, avec le mari et même parfois la belle-mère, en famille complète.

[…] Plus paradoxal encore est cette prise de vue, dans le même studio du grand bourg d’Aïn Beida, de deux adolescentes en mini jupes : modernes jeunes filles non tatouées (le seront-elles un jour à l’orée de leur mariage ; ne le seront-elles jamais ?...) que l’on croirait droit sorties d’un film italo-sicilien des années cinquante !



[…] Mieux encore, là même où trône l’unique pot de fleurs artificielles pour tous les sexes et les âges de cette province et ses environs : deux jeunes hommes en casquette se donnent pleinement les mains dans les mains tout en croisant leurs bras pour l’éternité… Eux, comme d’autres, enfants et petits enfants des silencieuses tatouées devenus déjà sans doute à leur tour époux et pères… Pères de ces enfants de moins de huit ans photographiés également dans ce même décor en maillots rayés et culottes d’été, lunettes fumées à deux sous leur donnant l’air de deux lilliputiens farmers américains de petits patelins encore jamais répertoriés…





[…] Erotisme… Tendresse… Etonnante jeunesse du monde. Et surtout : que de tolérance rayonnante et sage de la part du photographe attitré du village, de ses tribus



[…]Notre sentiment en partageant ce travail sur « le merveilleux ordinaire en nos contrées » (un travail qu’évidemment nous aurions aimé voir se réaliser depuis longtemps déjà), est qu’il n’est certainement plus un travail isolé, une sorte d’exception. Prenant le relais d’illustres (mais si peu nombreux) prédécesseurs du siècle passé, des plasticiens, des écrivains, des chercheurs et des amateurs éclairés d’aujourd’hui investissent de plus en plus vivement cette voie ; ce travail foisonnant (encore peu archivé) met en exergue le fait que nous n’avons pas toujours su en Afrique du Nord engranger nos extraordinaires moissons de vie sinon que dans l’oralité de nos commémorations. Ce que reconnaît par une belle exclamation de cœur Mohand Abouda, au début de son essai : « La découverte des clichés de Lazhar est une opportunité salutaire qui comble une partie de mes interrogations. Quitte à emprunter à l’empirisme, je me suis décidé à les gérer à bras-le-corps, une sorte d’accolade que l’on porte à un membre de sa famille, que l’on croyait disparu ». […]


Abderrahmane Djelfaoui

Ifigha, mars 2003
 

 

2 commentaires:

  1. "il faut savoir souffrir pour être belle" dit l'adage , mais plus incisif encore "li tebghi echbah ma tgoul ah" ... que de "ah" n'ont fusé de ces coeurs déchirés , marqués de bleus à se refléter sur les visages ...le visage de tante Nouna , beau visage étoilé ...jamais nous ne pouvions l'imaginer sans ses croix ...de fer, de bois par lesquelles jure sa beauté ... et jamais nous n'avons pu comprendre pourquoi tant meurtrir sa peau , quand déjà dans sa condition, femme était meurtrie et si marquée...mais Nouna etait belle, Nouna etait unique ...elle etait la tante tatouée , un poème de sensuelle et douloureuse beauté!

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  2. Je regrette de n'avoir jamais eu le plaisir de feuilleter ce livre bien que j'en ai écrit la préface sous forme d'une nouvelle.....

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