Le 21 mars 1992, le
photographe français Claude Bricage décédait du sida à l'âge de 53 ans.
L'animateur de l'atelier « Photographier la Ville », venait juste de
réaliser sa dernière commande auprès de SIDER, au Complexe sidérurgique d'El
Hadjar de Annaba.
L'artiste, qui avait été
subjugué par sa brève rencontre avec l'Algérie, disparaissait avant même que ne
paraisse son livre intitulé: « Photons d'acier », préfacé d'une
nouvelle (« La carapace ») de l'écrivain et journaliste Tahar
Djaout...
Bricage nous laisse une collection de photographies denses où la lumière des étincelles et du feu le dispute à l’ombre ferreuse des immenses ateliers d’El Hadjar.
Poussières.
Fumées.
Silhouettes minuscules des hommes dans l’antre même de la transformation des métaux.
Gerbes de flammes.
« Danse » de l’homme au-dessus de la bouche même des cratères de feu.
Pénombres flashées des cavernes de ce 20ème siècle finissant où les hommes mêmes de ces cavernes s’arrêtent, s’alignent pour prêter, un moment, leur visage à l’objectif du photographe…
Visages de
métallurgistes ? Certes. Avec leur casque siglé SNS ou SIDER –qui sont
déjà en eux mêmes toute une histoire…
Visages « droits ».
Visages parfois encore « cachés » par des lunettes protectrices, d’autrefois. Mais visages d’hommes et pères de familles dont on se dit qu’elles sont certainement nombreuses…
Visages « droits ».
Visages parfois encore « cachés » par des lunettes protectrices, d’autrefois. Mais visages d’hommes et pères de familles dont on se dit qu’elles sont certainement nombreuses…
Et d’un coup, à la seule
brillance discrète de leurs yeux disparaissent les immensités suffocantes des
ateliers. Magie de l’humanitude et de ce rien d’expression présent à la
commissure de leurs lèvres… L’on ressent bien que le photographe a été à la
rencontre d’hommes réels, avec des prénoms, avec des fatigues, des attentes,
des rêves… Un artiste déjà « marqué » par le destin et allant à la
rencontre d’autres destins dont il a su reconnaître les rayonnements, dont il a
su se faire le messager.
Le plus étonnant est que ce
reportage exemplaire est dû au talent d'un homme qui rencontrait pour la
première fois la terre d'Algérie et, qui de plus, était professionnellement
spécialisé dans la photographie du mouvement d'avant-garde du théâtre français
depuis le milieu des années 60! C'est, d'ailleurs, sans doute là qu'est le
creuset du sentiment de forte dramatisation poétique que nous ressentons à
regarder ces vues du « monstre » du charbon et de l'acier qu'est El
Hadjar...
Le livre (posthume) de Claude Bricage ne contient que pour moitié les photographies qui furent publiquement exposées dans les Centres culturels français d'Algérie. Cette série, en purs noirs et blancs de grand format, était superbe. Plusieurs prises de vue avaient été faites de nuit, le Complexe fonctionnant sur la rotation d'équipes en trois fois huit. Ces photos de nuit aiguisent l'ambiance inouïe de contrastes durs entre fumées brûlantes, poussières de fer, structures d'acier, volcans d'étincelles et spots de lumière électrique dans laquelle peinent et suent les sidérurgistes ... Il est vraiment difficile de parler de ces photographies qui ont été réalisées pour être vues ; qui ont été créées pour le dialogue des regards, nourrir la mémoire et les mémoires.
Claude Bricage au Festival d'Avignon
Le livre (posthume) de Claude Bricage ne contient que pour moitié les photographies qui furent publiquement exposées dans les Centres culturels français d'Algérie. Cette série, en purs noirs et blancs de grand format, était superbe. Plusieurs prises de vue avaient été faites de nuit, le Complexe fonctionnant sur la rotation d'équipes en trois fois huit. Ces photos de nuit aiguisent l'ambiance inouïe de contrastes durs entre fumées brûlantes, poussières de fer, structures d'acier, volcans d'étincelles et spots de lumière électrique dans laquelle peinent et suent les sidérurgistes ... Il est vraiment difficile de parler de ces photographies qui ont été réalisées pour être vues ; qui ont été créées pour le dialogue des regards, nourrir la mémoire et les mémoires.
Couverture du livre
Des photons dans le regard
Il faut avoir visité, au
moins une fois dans sa vie, l'intérieur d'un tel site pour comprendre ce qu'est
cet « enfer » moderne,
démesuré par son gigantisme et où les hommes par milliers (et parmi eux
quelques femmes) n'apparaissent que comme des corpuscules!
Je me souviens d’avoir personnellement rencontré lors d’un tournage en 1994 une quinzaine de femmes directement « au feu », dont deux aux hauts fourneaux, une dizaine à l’aciérie à oxygène et une ayant des responsabilités à la cokerie. Par leur travail de terrain, leur courage et leur ténacité, ces femmes qui gardaient étonnement vivante leur féminité, participaient à humaniser de façon magique ces lieux réputés être réservés aux seuls hommes d’endurance.
Je me souviens d’avoir personnellement rencontré lors d’un tournage en 1994 une quinzaine de femmes directement « au feu », dont deux aux hauts fourneaux, une dizaine à l’aciérie à oxygène et une ayant des responsabilités à la cokerie. Par leur travail de terrain, leur courage et leur ténacité, ces femmes qui gardaient étonnement vivante leur féminité, participaient à humaniser de façon magique ces lieux réputés être réservés aux seuls hommes d’endurance.
Ces femmes n’ont pas été
saisies par l’objectif de Bricage ; il n’empêche, et c'est là tout le
paradoxe de son art, ses photos de « Photons
d'acier » sont toutes à échelle humaine. Vraies, avec une aura de
tendresse. L'homme, aussi « petit » soit il, est celui qui donne sens
à ces lieux disproportionnés; c’est en fait lui qui en est maître, avec
sérénité. Avec simplicité. Dans ces photos, l'homme est l'alpha et l'oméga des
immensités horizontales et verticales de coke et d'acier où il évolue,
transforme la matière en fusion, crée ... Et le plus étonnant est qu’il n'aura
fallu au photographe que moins d'un mois de travail pour réaliser cette
remarquable performance ...
Ne pouvant interviewer les commanditaires du
reportage de Claude Bricage (ceux-ci ayant été arbitrairement jetés en prison
...), nous avons demandé au photographe annabi El Hadi Hamdikène, qui l'a
croisé, de nous donner son sentiment sur l'artiste disparu et sa manière de
travailler.
« …Il
m'est difficile de dire que j'ai réellement connu Bricage, que je connaissais
de réputation. Son passage à El Hadjar (en hiver, à ce qu'il me semble), a été
très court. De plus c'était un homme discret, plutôt introverti et qui ne
parlait pas beaucoup ».
« Pour ce qui est de son
intervention de photographe, les travailleurs du Complexe n'étaient pas du tout
choqués par sa présence. D'habitude on a peur du photographe étranger qui vient
vous fixer avec son appareil. Mais dans le cas du passage de Bricage, les
travailleurs étaient détendus. Cela parce que Bricage avait la faculté d'être
très rapide. Il prenait sa photo vite fait, puis il s'en allait vers un
autre atelier. Il saisissait
l'impression au vol... Les gens n'avaient donc pas le temps de réaliser qu'ils
avaient été pris en photo. Cette extraordinaire rapidité d'éxécution l'aidait
beaucoup... Il faut aussi dire qu'il avait bénéficié de tous les moyens
matériels de la part de la Direction de SIDER pour mener son travail dans les
meilleures conditions.. N'empêche que ce sont des photos d'art, qui dénotent à
la fois une cohérence de vision d'ensemble et représentent un superbe travail
artistique sur SIDER... »
Si Claude
Bricage a filé trop rapidement, tel un photon, il n'y a pas de doute que la
trace lumineuse qu'il a laissée enrichi nos regards et nos mémoires. Aussi, que
la date anniversaire de sa disparition nous soit ici l'occasion de lui
renouveler notre hommage.
Abderrahmane Djelfaoui
PHOTONS
D’ACIER
Merveilleuses nuits d'Afrique du Nord où presque par
surprise, on découvre des millions d'étoiles dans un
espace sans fin ...
De ces étoiles, nous savons que peu de choses. Situées à
des milliards de kilomètres, nous les connaissons par les
photons, ces particules de lumière qui voyagent dans
l'espace noir où le temps devient une formule
mathématique, une vue de l'esprit.
Au cœur de mon appareil photographique existe aussi un
espace noir traversé par les photons, captés par une
surface
sensible.
Les photons
captés à la SIDER sont bien sûr d'une autre
nature que
ceux dont rêve le poète, le philosophe ou
l'astronome.
Ici, ils
proviennent du minerais, du charbon et du feu.
Photons du
travail. Photons du danger.
Dehors le
soleil nous aveugle. C'est dans l'ombre des
vastes
ateliers qu'on rencontre les photons d'acier. Ils
sont
spectaculaires, grandioses.
Pourtant, j'en
ai vu d'autres, différents, incomparables.
Dans le regard
des hommes.
Claude Bricage
EL Hadjar
/ Paris. Nov. 1991
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